Le « cadre » managérial : « parent pauvre » du management d’équipe ?
- rwakselman
- 24 avr. 2020
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 janv. 2021

Un des problèmes récurrents qui alimente la sous-performance au sein des organisations provient de la place de l’implicite dans le management des équipes. En effet, le management sous-estime l’importance de poser et reposer régulièrement un cadre clair, précis qui permette à chacun de trouver sa place et concentrer ses efforts et sa motivation sur la performance opérationnelle. La plupart du temps, les managers et leurs équipes vivent dans la frustration mutuelle de ne pas se sentir entendus et ne pas comprendre pourquoi l’autre… ne comprend pas ! », « c’est pourtant clair ? non ? » oui mais pour qui… ?
Une croyance limitante qui freine l’efficacité dans les organisations : la confusion entre langue et construction du monde :
Une des croyances (limitantes) les plus répondues - surtout dans les entreprises françaises – consiste à croire que parce que nous parlons tous la même langue, nous partageons alors le même langage et surtout la même représentation, traduction du monde. Et nous ne prenons alors plus le temps de vérifier la compréhension de l’autre, son référentiel, son point de départ, sa « construction du monde ». Ce phénomène de dissonance est une des sources principales de futures tensions, de déceptions, voire de conflits potentiels et surtout à l’origine de pertes de temps considérables qui nuisent à l’efficacité individuelle et collective. Car chacun, dans sa réalité, son référentiel a dorénavant toutes les bonnes raisons d’avoir tort…
Si dans un contexte interculturel nous travaillons traditionnellement via une langue commune (l’anglais en majorité) nous faisons encore l’effort de comprendre le référentiel et la culture de la personne car nous savons que le même mot peut prendre diverses significations dans d’autres cultures nationales. Nous essayons donc de nous ajuster en permanence dans la relation pour « synchroniser » notre niveau d’information et de compréhension. Ce qui n’est généralement pas fait dans le contexte franco-français ou l’illusion de la communauté de la langue crée un biais cognitif, un filtre que l’on retrouve régulièrement dans le management d’équipe : « Pas de besoin de lui dire, il le sait ! » « Je l’ai déjà dit en réunion, il devrait le savoir ! » et la croyance partagée dans la télépathie « Il devrait le deviner ! c’est pourtant évident ! ».
Oui, pour soi, dans son référentiel mais rien ne garantit que cette même évidence soit présente dans l’esprit de l’autre. D’où une culture de l’implicite entretenue au quotidien : pas besoin de clarifier puisque c’est évident ! Lors de l’arrivée d’un nouveau collaborateur, on fait juste l’effort de présenter le cadre de travail et de l’organisation, mais très rapidement le poids de habitudes, des routines nous amène à ne pas plus réinterroger l’implicite, si le cadre « commun » est toujours bien compris et partagé. L’implicite devient alors roi dans ses terres et domine la plupart des relations.
Petits rappels de quelques principes empruntés aux théories de la communication systémique (Cf Groupe de Palo alto) :
1) La communication est toujours circulaire d’où l’importance du Feedback (retour d’information) pour vérifier et ajuster le niveau d’information partagé. Le manager doit donc développer une culture du feedback (donner et rechercher du FB) suffisamment régulière et précise pour minimiser les risques d’incompréhension au quotidien. Il doit donc assumer de perdre ce temps de clarification à court terme, pour en regagner à moyen/long terme. Le management est avant tout un investissement à long terme, souvent en contradiction au quotidien avec les urgences opérationnelles. On remet alors à plus tard les Feedbacks, les réunions, etc. avec le risque grandissant de voir un simple malentendu devenir un conflit de personne. Et il est souvent déjà trop tard pour se réguler, désamorcer le conflit.
2) C’est le récepteur qui donne sens au message, qui retraduit le message initial en fonction de plusieurs filtres/référentiels (expérience, histoire personnelle et familiale, culture et connaissances, niveau d’attention, etc.). Une seule solution pour le manager : vérifier par le questionnement et la reformulation (reformuler et faire reformuler) la traduction de son interlocuteur. Même si cela peut paraitre parfois un peu scolaire, le manager doit vérifier la manière dont le collaborateur a compris le message et ne pas rester sur un « oui » qui peut signifier autant un « Oui = j’ai bien compris » (et j’ai quand même filtré une partie du message) qu’un « Oui = de politesse, de peur ou de soumission » (je n’ose pas dire « non » à mon manager ou simplement avouer que je n’ai pas compris).
3) Le « cadre » ou « contexte » de communication est ce qui donne sens au message, la même information ne sera pas comprise de la même manière en fonction du cadre communicationnel (contexte, lieu, rôle, situations, …). Donner la même information autour de la machine à café ou lors d’un entretien formel n’a pas la même signification ou le même poids.
Mais prenons le temps de comprendre ce que l’on entend par le concept de « cadre » :
Le « cadre » managérial : ce qui « entoure » et ce qui « charpente » l’activité de l’équipe (1) :
« Dans toute relation professionnelle, le cadre est l’ensemble des règles qui président à cette relation particulière ; il permet de la distinguer d’une autre, la constitue, lui conférant ses modes opératoires. » (1)
Le cadre a pour les auteurs une première fonction de « délimitation » (ce qui entoure un tableau), il permet de définir (mettre des « fins », des limites, des frontières) entre ce qui est dedans (qui fait partie de l’équipe/service/projet/entreprise, les activités, les objectifs, process, méthodes ou outils spécifiques, les lieux, etc.) et le « dehors », les autres services, les clients, les fournisseurs, les concurrents, etc. Le cadre participe donc de l’identité de l’équipe, de son « imago », il en permet la formalisation et l’accès au futurs membres de l’équipe. Pas d’inclusion réussie sans réflexion préalable et communication sur le cadre.
Une deuxième fonction du cadre est de servir de « charpente », d’armature, de structure qui permette le soutien et la cohérence des activités des membres de l’équipe. Le cadre doit être suffisamment rigide et solide pour soutenir l’équipe et le travail en synergie, donner un repère commun, mais assez souple pour pouvoir s’adapter aux circonstances et évoluer en fonction du temps et des contraintes internes et externes. Il permet également de donner un sentiment de « sécurité » aux membres de l’équipe, il a une fonction de protection.
On peut reprendre pour appréhender ce que doit être le cadre managérial l’image du corps humain : le squelette doit être suffisamment dur et solide pour porter le poids du corps, lutter contre la gravité mais en même temps être assez souple pour permettre le mouvement, qu’il y ait un peu de « jeu ».
Le cadre « de travail » est donc un contenant qui délimite ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas, qui permet de définir des frontières, des identités dans l’espace de travail. C’est un ensemble de règles, de rituels et autres pratiques implicites ou explicites. C’est un dispositif spatial et temporel qui permet de structurer les interactions au sein d’un espace de travail.
Le « cadre » permet de définir ce qui est attendu vis-à-vis du collaborateur en termes de tâche, de comportement, ses droits et devoirs.
Le « cadre » managérial : fondation de l’équipe comme de l’organisation :
Reprenons l’historique d’un travail collaboratif : pour toute construction d’équipe, l’enjeu principal consiste à passer d’une collection d’individus (avec autant de scénarios individuels que d’individus) à une culture et logique d’équipe (un scenario commun, partagé par l’ensemble du collectif). La difficulté réside alors dans la capacité du manager à faire « matcher », coïncider, converger les scenarios individuels en un scénario collectif suffisamment solide et clair pour que chacun puisse se sentir inclus dans l’équipe et que les énergies/efforts soient dirigés vers une activité ou au moins un but commun.
Il faut donc du « liant » afin que chacun puisse sortir d’une logique individuelle, close sur elle-même et commence à composer avec autrui, à se rassembler dans et autour un projet commun, d’une interface commune. Et le cadre a cette fonction de « liant », il est même l’outil principal du manager, son filet de sécurité. Il permet cette logique du passage de l’individuel au collectif. Le manager et l’équipe doivent construire une « histoire commune ». Ce qui n’est pas sans difficulté car chacun doit réaménager, reconsidérer son déroulé - cadre - personnel sur lequel il s’est « engagé » et qu’il a du mal à « lâcher » car c’est ce qui fait sens pour lui. Pourtant tant que le cadre commun reste flou, les « jeux psychologiques » émergent, chacun risquant d’amener son référentiel et de négocier le cadre trop souple, prenant ainsi la main sur l’équipe. La formalisation du « cadre » est la première chose à travailler en collectif pour faciliter le travail en équipe et confirmer la place du manager-leader.
Quelles conclusions et solutions doit-on en tirer pour le manager d’équipe ? :
Le manager est avant tout un porteur du cadre ! Un « encadrant » qui doit le poser, le clarifier si besoin, en garantir le respect et le modifier, l’assouplir en fonction des contraintes internes et externes.
Pour manager correctement une équipe, il faut construire si possible au maximum avec l’équipe le « cadre » commun qui permettra le travail d’équipe. En tant que collaborateur, je vais plus facilement intégrer et accepter le cadre si j’y ai contribué ou si je l’ai validé à un moment ou un autre.
Le cadre doit être suffisamment clair, précis pour que chacun puisse savoir quel rôle il doit jouer, quelle est sa place au sein de l’équipe. Sinon ce serait comme devoir jouer une scène de théâtre sans connaître a priori le scénario, son rôle et ses répliques… le collaborateur passe alors la majeure partie de son temps à essayer de « deviner les règles du jeu », en ayant toujours la crainte d’être « hors-jeu », plutôt que de se concentrer sur son activité de production. D’où la nécessité pour le manager de poser clairement le « cadre » managérial dans son discours managérial (depuis son arrivée jusqu’à son départ) au moment des réunions collectives comme individuelles : sa vision, ses attentes (et celles de l’entreprise dont il est le représentant), son rôle/mission et les rôles/missions de chacun, sa stratégie (déclinée à partir de celle de l’entreprise) et les objectifs, les process, etc.
Il ne peut d’ailleurs se permettre de « re-cadrer », rappeler le cadre à un de ses collaborateurs, s’il n’a pas posé au préalable le cadre ! Encore une évidence mais malheureusement souvent oubliée dans la gestion d’équipe.
Mais poser le cadre avec l’équipe et le reste de l’organisation une fois ne suffit pas : c’est la répétition qui permet l’intégration du cadre, et les « rituels managériaux » ont cette fonction de maintenir vivant le cadre managérial, celui de l’équipe.
Enfin si le coaching professionnel insiste tant sur l’importance de la maîtrise et la clarification cadre, c’est également vrai pour le manager-coach qui doit travailler en permanence sur les processus liés au cadre spécifique de son management équipe.
(1) Je reprends et résume ici la notion de cadre brillamment analysée par Isabelle Laplante et Nicolas De Beer dans leur article « C’est la marge qui tient la page. La question du cadre en supervision » Le grand Livre de la supervision. Ed. Eyrolles. P81
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